“J’aimerais parvenir à décrire le sentiment qui vous étreint quand au réveil vous découvrez une photo de vous que vous connaissez bien, une photo de vous un jour heureux où vous souriez de toutes vos dents, retouchée par un inconnu qui vous a photoshopé des ecchymoses, des plaies, et un litre de sperme qui vous coule de la bouche. Quand cette image vous saute au visage, dans les rétines, qu’elle s’imprime dans le fond de votre cerveau et que vous savez que dans dix ans elle y sera encore tatouée. J’aimerais faire comprendre ce qui se trame à ce moment-là mais pour le comprendre il faudrait que cet événement soit précédé de dizaines d’autres du même tonneau, mais aussi que vous ayez été la proie de la fureur des hommes tout au long de la vie, qu’un vieux dégueulasse vous ait empoigné les seins en pleine rue quand ses copains vous maintenaient de force, qu’un commandant de bateau vous ait mis la main dans la culotte pendant que vous souriiez pour la photo que prenaient vos grands-parents, qu’on vous ait accusé tant de fois d’avoir sucé machin ou branlé trucmuche pour avoir ce poste, qu’on vous ait envoyé des photos de bite sur les réseaux sociaux, qu’on vous ait demandé si vous revendiez vos culottes sales, vos bas collants, si vous ne vouliez pas aller au resto et baiser pour telle somme, qu’on vous ait fait miroiter un projet professionnel qui vous sauverait de la précarité avant de vous faire comprendre qu’il y aurait un prix à payer en nature, qu’on vous ait suivi dans la rue la nuit quand vous rentriez, qu’on vous ait éduqué en vous disant « si tu portes ça tu vas te faire violer » ou juste « tu vas te faire violer », qu’on vous ait tant de fois demandé « c’est combien ? » quand vous attendiez au passage pour piétons, que les pères de vos camarades de classe vous aient envoyé des SMS graveleux, que des septuagénaires ventripotents aient trouvé approprié de commenter votre allure quand vous passiez à leur portée, que vous ayez changé de trottoir quand au loin vous aperceviez un groupe d’hommes que vous alliez devoir croiser, qu’on vous ait seriné d’un air docte que les féministes se plaignaient pour rien, se trompaient de combat, desservaient la cause, que vos tracas n’existaient pas, que les insultes et menaces sur Internet c’était du vent, qu’il fallait regarder ailleurs, aller de l’avant, penser à autre chose, alors là peut-être vous pourriez apercevoir ce qui se produit quand cette photo apparaît et qu’on se voit la tête défoncée de coups et couverte de sperme. Sans tout cela, je crains que l’expérience ne puisse déployer sa pleine mesure.”
-Extract from Les yeux rouges by Myriam Leroy, released in August 2019 by Editions du Seuil.